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Pandémie de coronavirus et établissements de soins de longue durée - un apprentissage douloureux

Auteure et contributrice régulière au blog d’Intergeneration, Daniela Kuhn décrit dans l’article ci-dessous ses propres expériences ainsi que ses réflexions personnelles et professionnelles sur le traitement des personnes âgées dans les établissements d’accueil et de soins de 2020 à ce jour.

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Rahel Spiess

Dès le début de la pandémie, chez Intergeneration, nous nous sommes efforcés de contrer les effets négatifs engendrés par les mesures anti-covid sur les relations intergénérationnelles et les projets intergénérationnels. Nous avons ainsi lancé nos propres initiatives, telles que les «Projets intergénérationnels corona-compatibles» et la publication de notre liste de projets thématisant la distanciation sociale. Sur le blog d’Intergeneration, plusieurs personnes ont en outre apporté leur point de vue sur la question et relaté leurs expériences, ce qui a donné une nouvelle impulsion à la discussion. Auteure et contributrice régulière au blog d’Intergeneration, Daniela Kuhn décrit dans l’article ci-dessous ses propres expériences ainsi que ses réflexions personnelles et professionnelles sur le traitement des personnes âgées dans les établissements d’accueil et de soins de 2020 à ce jour.

«Imaginez que le coronavirus fasse rage et que toutes les maisons de retraite restent ouvertes». Au printemps 2020, cette phrase était utopique – aujourd’hui, elle est devenue une réalité. Alors qu’à la mi-janvier 2022, le nombre de contaminations a dépassé les 20 000 cas par jour au niveau national, les proches âgés de 16 ans et plus qui voulaient accéder aux centres pour personnes âgées de la ville de Zurich devaient remplir les conditions «2-G plus» (même les personnes vaccinées devaient donc présenter un test négatif si elles n’avaient pas encore reçu la dose de rappel au moins 14 jours avant leur visite). Dans ce même canton, la règle dite des 2-G ou 3-G s’appliquait aux visiteurs de nombreux autres établissements pour personnes âgées. Autre élément très important: dans tout le canton, les résidents valides pouvaient et peuvent actuellement quitter leur établissement à leur convenance. En d’autres termes: l’interdiction de sortie et de visite, en vigueur au printemps 2020, n’existe plus. Les rubans de signalisation, les barrières et les grillages ont disparu.

Cette évolution est très réjouissante. Elle est due en premier lieu au fait qu’il existe désormais un vaccin et que la grande majorité des personnes de plus de 80 ans se sont fait vacciner. De plus, nous disposons aujourd’hui de masques et de tests. L’immunité est désormais très élevée, y compris parmi les plus jeunes, et depuis peu, nous avons affaire à un virus moins dangereux, dans la mesure où les évolutions graves qu’il provoque sont plus rares.

«Nous essayons d’offrir à nos résidentes et résidents le plus de normalité possible», m’a dit le 18 janvier 2022 une employée de la maison de retraite où vit ma mère. Concrètement: c’est la règle des 3-G, malgré un nombre de contaminations quotidiennes d’environ 30’000.

En 2020 et 2021, le son de cloche était différent, et la devise était alors la suivante: «Eviter le virus coûte que coûte, même au prix de souffrances psychiques». Les mesures étaient rigides, ceux et celles qui auparavant avaient vécu une relation vraiment étroite avec un-e proche, qui rendaient par exemple visite à leur conjoint tous les jours ou qui voyaient leur mère chaque semaine, étaient désespérés.

Moi aussi, j’ai été profondément blessée et perturbée par la séparation forcée d’avec ma mère pendant la première vague. Je n’oublierai jamais le «box des visiteurs», devant lequel une soignante montait la garde pour empêcher toute étreinte. Je me rappelle qu’au moment de partir, ma mère a salué de la main la paroi en plexiglas, et elle m’a dit qu’elle ne voulait pas de baisers suggérés: «ça fait juste mal».

Oui, l’interdiction de visite et de sortie m’empêchait de dormir. Pourtant, avec le recul, j’avais eu de la chance: ma mère ne mourait pas seule et abandonnée, je n’ai pas dû me battre pour pouvoir lui dire au revoir brièvement au tout dernier moment.

Ma mère de 84 ans était en bonne santé physique, nous nous parlions tous les jours par Skype. Pourtant, j’ai assisté à des scènes que je ne connaissais que par des films ou des livres. Au printemps 2020, par exemple, alors que je me trouvais devant le grillage de deux mètres de haut derrière lequel la maison de retraite s’était barricadée, ma mère a demandé au responsable de la sécurité si je pouvais me tenir devant le grillage plutôt que derrière, afin qu’elle puisse mieux me voir. Ma mère souffre d’une dégénérescence maculaire et, à la distance d’environ quatre mètres imposée par ce grillage, elle me voyait mal. Les quelque 20 centimètres que j’aurais gagnés en passant devant la grille n’auraient guère amélioré la situation sur le plan visuel, mais sur le plan humain, cela aurait signifié beaucoup. Le garde avait répondu: «Je suis désolé, je n’ai l’autorisation de laisser entrer ici que le personnel». Fin de l’annonce. Et fin de la réflexion personnelle.

Ce dernier point m’a particulièrement choqué. Du jour au lendemain, des lois et des règles avaient été établies sans être remises en question. Seule la survie semblait avoir une valeur, la qualité de vie n’intéressait pas. Or, les personnes très âgées ne disposent plus d’un temps infini; la qualité des jours qu’il leur reste à vivre est donc plus importante pour elles que pour les personnes d’âge moyen. Et voilà que les femmes et les hommes dont le métier consiste, en temps normal, à permettre aux personnes du grand âge de vivre le mieux possible, ont jeté leurs connaissances gérontologiques par-dessus bord. Tout le monde s’est laissé guider uniquement par la peur, par la peur que beaucoup de personnes âgées ne meurent. Des organisations comme Pro Senectute ou Curaviva ont réduit leurs activités. Les proches qui s’adressaient à elles en désespoir de cause se faisaient rabrouer au téléphone: on se basait sur les règles de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP).

Il n’y a aucun doute: nous en savons aujourd’hui plus sur ce virus, nous disposons de vaccins, de masques et de tests. Il n’empêche qu’à l’époque déjà, il aurait été possible de reconnaître que certaines mesures étaient inutilement sévères ou qu’elles ne servaient à rien. Mais durant cette première phase, personne n’a eu le courage de les remettre en question ou de s’y opposer. Les personnels des établissements de soins n’étaient pas nombreux à écouter leur cœur et à se souvenir de leur éthique professionnelle. Toutefois, on a pu voir une soignante pousser une résidente en fauteuil roulant vers un espace où elle pouvait voir et parler à son fils pendant quelques minutes, un infirmier, aussi, laisser une femme masquée entrer dans la chambre de son père pour 45 minutes au lieu de 15. Le courage civil a malheureusement toujours été une qualité extrêmement rare.

Dans le NZZ, on pouvait lire récemment un article d’Adriano Mannino dans lequel le philosophe expliquait les problèmes liés aux différentes formes de triage hospitalier. L’article se terminait ainsi: «La pandémie a pris la société au dépourvu. Ce ne sont pas seulement les réserves de masques qui ont fait défaut, mais aussi les réserves de raisonnement, notamment en matière d’éthique et de droit». Cette phrase s’applique également à l’interdiction de visite et de sortie imposée dans les foyers.

Lorsque ces établissements ont enfin rouvert leurs portes, même si c’était trop tard, j’ai décidé de noter ce qui s’était passé au cours des derniers mois, et d’aller interroger les résidents et leurs proches sur leurs expériences. L’organisation «Unabhängige Beschwerdestelle für das Alter» (Office indépendant de plaintes pour les personnes âgées) m’a indiqué plusieurs adresses en Suisse alémanique. Des amis m’ont mis en contact avec des personnes vivant dans le Tessin et en Suisse romande qui étaient également prêtes à me parler du sujet. Pendant tout l’été, j’ai voyagé. J’ai entendu 17 histoires personnelles.

Mon reportage s’est terminé dans le Tessin. Début septembre 2020, un ancien restaurateur résidant maintenant dans une maison de retraite du Val Maggia était toujours enfermé. Le directeur de l’établissement nous a interdit de nous rencontrer. Pour nous entretenir, Peter Müller devait rester sur son balcon, et moi, sur le bord de la route. Depuis plus de six mois, les résidents de cette maison étaient contraints de porter un masque même dans le jardin.

Chaque récit m’a ému, m’a montré à quel point il était nécessaire de fixer sur le papier ce chapitre sombre et, je l’espère, instructif de l’histoire suisse. En effet, ce n’étaient pas des cas isolés bouleversants, les parallèles étaient frappants. L’absurdité des mesures prises sautait aux yeux dans tous ces récits. La fille d’une dame âgée, par exemple, a été empêchée de toucher sa mère atteinte de démence, alors qu’elle s’était désinfecté les mains. De nombreux proches ont déclaré que la séparation avait été pire que la mort; qu’il n’était pas inconcevable pour eux que leur mère, très âgée, meure du covid 19. Jeannine Schälin, par exemple, a déclaré: «Elle devra mourir de quelque chose, mais jusqu’à ce moment-là, sa vie doit être digne».

Le livre est paru fin novembre 2020. Quelques semaines plus tard, le monde a appris l’existence d’un vaccin anti-covid. Entre-temps, la deuxième vague avait atteint son pic, et dans la maison de retraite où vit ma mère, plusieurs personnes étaient décédées du covid-19. Ces établissements si bien protégés étaient devenus des lieux extrêmement dangereux – et, le plus souvent, le virus y avait été introduit par le personnel. Au cours de cette période, ma mère a vécu chez moi pendant six semaines. Comme je vis seule, elle était bien plus en sécurité dans mon appartement.

Dans le cadre de mon reportage, j’ai également fait la connaissance de Settimio Monteverde qui, en tant qu’éthicien médical à l’université de Zurich, s’est opposé avec véhémence à l’interdiction de sortie et de visite pratiquée par les EMS. Il y a quelques semaines, le dernier jour de l’année dernière, il m’a dit au téléphone: 

«Non, pour moi, ce n’est toujours pas bon. Pour l’instant, aucun EMS ne s’est engagé à ne plus jamais se barricader. Tant que ce n’est pas le cas dans ce pays, tout ça peut se renouveler». J’espère sincèrement que ses paroles étaient trop pessimistes. Mais je ne peux en être certaine.

Informations complémentaires

Daniela Kuhn: Eingesperrt, ausgeschlossen, Besuchs- und Ausgehverbot in Heimen: 17 Bewohner und Angehörige erzählen,
Limmat Verlag 2020

Site Web de Daniela Kuhn

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